Auteur - Ferdinand Brunetière

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Ferdinand Brunetière

Toulon 19/07/1849 - Paris 09/12/1906


Elu à l'Académie française en 1893
Collaboration à la Revue des 2 Mondes
Collaboration aux Annales Politiques et Littéraires
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Biographie



19 juillet 1849 : Naissance à Toulon.
Son père, polytechnicien, d’origine vendéenne était contrôleur de la marine.
Il fit ses études aux lycées de Toulon et de Marseille
Passe son enfance à Fontenay le Comte
Prépare le concours de l’Ecole Normale Supérieure à Louis le Grand.
1869 : Il échoue aux concours et ne il ne le repassera plus
1870 : Engagé volontaire, il participe à la guerre.
1873 : Il vit difficilement en donnant des cours. Il rencontre et se lie d’amitié avec Bourget dans la cour de l’institution Lelarge, un « four à bachot » de l’impasse Gay-Lussac où ils sont tous deux répétiteurs.
Il collabore à la Revue bleue, et au Parlement
1875 : Bourget le présente au vieux Buloz, fondateur de la Revue des Deux-Mondes. Il se consacre, dès lors, entièrement à ce périodique.
avril 1875 : publication de son premier article dans la Revue des deux-Mondes
1877 : Nommé secrétaire de la rédaction sous Buloz fils.[Charles, Le fondateur de la Revue des Deux-Mondes, François Buloz meurt le 12 janvier 1877]
1880 à 1907 : Publication dans la revue quelques centaines d’articles, dont les principaux furent publiés en volumes : 8 volumes d’Histoire de la littérature française entre 1880 et 1907, Histoire et littérature (1884), Questions de critique (1889) etc...
1er octobre 1885 : Article: Les Cafés-Concerts, in Histoire et littérature volume 3, [A lire pour nuancer un peu le portrait de Brunetière]
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1886 : Nomination à l'Ecole Normale Supérieure « […] grâce à Gaston Boissier, à Ernest Lavisse, à M. Liard, je fus nommé maître de conférences à l'École Normale. En ce temps-la, il n'y avait presque pas de professeurs de littérature française, et mon seul concurrent était Charles Bigot. »
« Liard l’avait nommé Maître de conférences à l’École Normale Supérieure nommé en 1886 »
[« Si la haute administration a été profondément renouvelée avec l’avènement de la République des républicains, la stabilité des hommes est ensuite remarquable. Un Liard est directeur de l’Enseignement supérieur de 1884 à 1902 »J-M Mayeur in La vie politique sous la Troisième République, page 105]
Dès cette époque, ce «marcassin mal rasé», en qui se loge une voix d'orateur, pourfend La France juive, de Drumont, en dépit de son «manque de goût personnel pour les juifs »
1887 : Décoré de la Légion d’honneur.
-Deux fois lauréat de l'Académie
-Professeur à la Sorbonne
1892 : Il proteste contre le projet d'une statue de Charles Baudelaire.
1892 :Cycle de 15 conférences sur le théâtre aux matinées de l’Odéon
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juillet 1893 : Charles Buloz est contraint à la démission pour cause de détournement de fonds
décembre 1893 : Désigné par l’assemblée des actionnaires comme directeur gérant de la Revue de Deux Mondes.



8 juin 1893 : Élu à l'Académie le 8 juin 1893, au premier tour contre Émile Zola, (en remplacement de John Lemoinne Fauteuil 28)
15 février 1894 : Reçu sous la Coupole par Paul-Gabriel d'Haussonville où il prononce son discours de réception.
« […] professeur ou critique, par la parole ou par la plume, c’est à fortifier la tradition ; c’est à maintenir ses droits contre l’assaut tumultueux de la modernité ; c’est à montrer que les rides recouvrent l’éternelle jeunesse, que j’ai consacré tout ce que j’avais d’ardeur. »
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27 novembre 1894 : Visite au pape Léon XIII.
Cet évènement, fut un moment important de sa vie, une réorientation vers la foi catholique dont il devint un ardant propagandiste. Cet engagement ne fut pas étranger à l’échec de sa candidature à la chaire de littérature du Collège de France
1895 : Il publie Après une visite au Vatican. lien Archive Cette entrevue tournât son esprit, déjà incliné vers la foi, à un prosélytisme, qui lui fit faire à Paris et dans diverses villes de France, Besançon [1896/02/02], Lille [1900/11/18], Toulouse [1900/12/16], Tours [1901/02/23], des conférences, qu’il réunit en un volume intitulé Discours de combat. lien Archive
1895 : Tournée de conférences en Amérique à l’invitation de l’université d’Harvard.
Il en profite pour mener une rapide enquête au sujet du catholicisme aux Etats-Unis. lien Archive
novembre 1895 : A Rome, il communique à une assemblée de cardinaux les enseignements recueillis durant son voyage.
12 décembre 1895 : Discours pour l'accueil de Henry Houssaye
1897 : Antidreyfusard, sans être antisémite,il prend parti contre la révision du procès de Dreyfus.
Son article sur Drumont dans la Revue des deux mondes est à l'origine de l'amitié houleuse avec Flore Singer: «Merci, mon cher Monsieur, d'avoir défendu les juifs sans les aimer ; espérons ensemble qu'il arrivera un jour où on les aimera sans avoir à les défendre», lui écrit celle qui croit à l'innocence de Dreyfus. Les jugements de cette femme courageuse, dont le salon en l'hôtel de Chimay sert d'antichambre au Quai Conti, retiendront Brunetière sur la pente où il a commencé de glisser. Si, en effet, il continue de dénoncer le racisme en se réclamant des idéaux universels du christianisme, des Lumières et de la Révolution, il partage malheureusement l'obsession de la surreprésentation des juifs dans la République, prêtant le flanc à un antisémitisme «larvé, bienséant, d'autant plus redoutable», souligne son biographe Antoine Compagnon.
Décembre 1898 : Cofondateur de la Ligue de la patrie avec Jules Lemaitre, Barrès et Bourget
F. Brunetière s'éloigne de la Ligue de la patrie française un an après l'avoir fondée ; il poursuit la publication de huit volumes d’Études critiques sur l'histoire de la littérature française s'attirant un jugement incisif d'André Gide : « Ce qu'il soutient n'est pas toujours très juste ; mais toujours très solidement établi. Oserait-on dire même : d'autant mieux établi que moins juste ». Quelques mois après la réhabilitation du capitaine Dreyfus,
4 juillet 1899 : Discours pour les obsèques de Victor Cherbuliez
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23 novembre1899 : Discours sur les prix de vertu. [ça aucune bête ne l'aurait fait...]
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1900-1901 : Travaux dirigés à Normale
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1903 : L’inauguration de la statue de Renan à Tréguier, par Emile Combes le président du Conseil, par le ministre de l’instruction Chaumié et en présence d’Anatole France où l’on sait que la troupe du intervenir pour rétablir le calme, fut l’occasion d’une belle empoignade entre « libres penseurs » et « bien pensants ». Brunetière fit "monter la mayonnaise", à partir du 6 septembre, dans des lettres sur Ernest Renan publiées dans l’Ouest-Eclair.
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1905 : L’affaire de la candidature au collège de France
(Paul Acker dans Petites confessions, page 193)
« Une chaire est vacante, en ce moment au Collège de France, celle de littérature française, ou professait Emile Deschanel, et de nombreux candidats se sont mis sur les rangs. On cite M. Gaston Deschamps, qui est critique, dit-on, quelque part à Paris et dont le titre le plus fameux est d'avoir attribue a M. Fernand Gregh une poésie de Paul Verlaine, ou à Paul Verlaine une poésie de M. Fernand Gregh; M. Paul Desjardins, qui fut naguère l'apôtre d'un assez vague néo-christianisme ; M. Abel Lefranc, dont quelques lecteurs, jusqu'à ce jour, connaissaient les ouvrages sur Rabelais et Marguerite de Navarre; M. Le Roy, qui s'est assuré un cours libre en Sorbonne. Compétitions propres a étonner tous ceux qui s'obstinent a croire qu'une telle place peut être uniquement occupée par un homme de grande valeur, de quelque opinion politique ou de quelque confession qu'il soit. A vrai dire, il y a bien un autre candidat, M. Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des Deux Mondes et maitre de conférences à l'École normale supérieure. D'excellents esprits considéraient que les vigoureuses et originales études littéraires qu'il a écrites, les longues années consacrées à former les meilleurs de nos jeunes maitres, la rude indépendance de son jugement, la sûreté et la richesse de son érudition le désignaient de droit et sans conteste. Mais M. Brunetière juge que Bossuet eut quelque talent et mérite d'être estimé, il considère que la foi peut subsister à côté de la science, et la République, enfin, qu'il aime ne ressemble pas à celle dont nous jouissons présentement. Voilà plus qu'il n'en faut pour lui attirer toutes les antipathies de ces libres penseurs qui, n'étant pas des penseurs libres, n'admettent pas qu'on pense autrement qu'eux. Affolé, le Gouvernement essaya de transformer la chaire il n'y réussit pas, et M. Brunetière sera sans nul doute présenté le premier par le Collège de France et l'Académie. Afin de n'avoir pas à le nommer, M. Chaumié, plein d'astuce, s'est dépêché, contre tous les usages, de nommer il la chaire d'histoire générale des sciences, au lieu de M.Tannery, M. Wyrouboff, bien qu'il eût été proposé en second, créant ainsi un précédent qu'il invoquera à la minute nécessaire. Quel péril pour la France, en effet, si M. Brunetière ne profitait pas d'un cours de littérature pour exposer à des auditeurs dont l'âge varie de vingt à soixante ans des idées collectivistes, ou anticléricales, ou antimilitaristes! Notre malheureux pays n'aurait pas vingt-quatre heures à vivre. »
Exclu de l'accès au Collège de France, Brunetière a aussi payé cher son attitude après l'affaire Dreyfus.
1er décembre 1906 : Il publie son dernier article dans la Revue des Deux-Mondes
9 décembre 1906 : Décès à Paris à son domicile 2 rue Bara.



10 mars 1894 : Le cours de M. Brunetière par Pierre Weber
in l’Illustration N°2663, pages 188 à 190

Le grand amphithéâtre de la nouvelle Sorbonne, 2h. ½, M. Brunetière entre, précédé de l’appariteur qui lui fraye un chemin vers la chaire ; il s’assied, ouvre sa serviette, installe un gros livre à tranche dorée, et ayant assuré son mouchoir dans sa main gauche, étendant la droite, il débute : « Si peut-être et malgré mes efforts pour atteindre à la parfaite clarté, en mon dernier cours,quelques points ne furent pas entendus, de la manière que je souhaitais du moins … » Et pendant une heure, au milieu d’un silence de sermon, il dispense à son auditoire, l’enseignement le plus fécond et le plus élevé que l’on ait entendu de »puis longtemps à la Faculté de lettres.

Devant lui au premier rang des banquettes, c’est un parterre de jolies femmes, caillettes et mondaines, en toilette d’une élégance discrète, en tenue de cours ; il y en a jusque sur les marches de l’estrade, jusque dans les couloirs. Quel attrait, sinon de curiosité sollicite les « Chères Madames » à ces conférences où discussion, matières, érudition, tout est en dehors de leur portée ? Assurément elles sont venues pour regarder parler M. Brunetière plutôt que pour l’entendre. Ensuite sont assises les « Petites Scholars », les jeunes étudiantes, professeurs de lycées de jeunes filles, licenciées, institutrices, qui prennent des notes obstinément. Ca et là, des maitres du séminaire, de maigres abbés à face de carême ou de gros curés à figure réjouie, attirés par Bossuet ; des universitaires recueillis, des normaliens approbateurs, quelques étudiants de la Faculté, des touristes aussi. Mais l’élément mondain domine, il triomphe là-bas, dans cette triple rangée de fauteuils réservés derrière la chaire, que les étudiants surnomment « le Jeu de Massacre.» Dignitaires du monde académique et des salons orthodoxes, ils donnent le signal des applaudissements avant et après la leçon …

Les choses sont ainsi en temps ordinaire : toutefois, l’autre mercredi, veille de Mi-carême, la séance fut plus houleuse. Les étudiants, organisés en bandes, envahirent les tribunes et commencèrent un de ces charivaris qui ont valu à M. Larroumet le plus clair de sa réputation. Devant ce tumulte, M. Brunetière tint bon ; campé debout, il se demandait si nous étions encore à la Mi-carême (oh ! cet encore, au lieu du déjà dont il avait le sens jadis : tout M. Brunetière est là). Impassible sous la pluie des serpentins, il attendit que son auditoire se calmât ; ses collègues, vaguement ironiques, l’accablaient de trop ostensibles condoléances : les Chères Madames, mi-apeurées, mi-amusées de leurs peur, s’enfuyaient en désordre par les couloirs ; les Dignitaires des Salons Orthodoxes menaçaient du geste les émeutiers. Et, du haut de leurs fresques, les Muses et les Arts souriaient avec douceur, paisibles dans le recueillement du Bois Sacré … J’estime que dans ce bois sacré, s’il y a une place pour le travailleur acharné, pour le critique de volonté puissante, M. Brunetière l’obtiendra.

Bientôt, lorsque l’émoi du tapage en Sorbonne sera apaisé, les étudiants reconnaitront combien ils furent injustes envers leur maitre, combien il diffère du Brunetière de la légende courante. On l’a représenté comme le premier ténor-causeur des bureaux d’esprit : il ne se mêle jamais au monde, et vit à l’écart, dans une chartreuse de labeur incessant ; on l’a qualifié d’arriéré : nul en matière d’érudition et d’esthétique n’a eu de théories plus révolutionnaires ; on lui a reproché le parti-pris de ses jugements : qui pourrait offrir l’égal de son désintéressement spéculatif ? On se le figure âpre, violent et méchant : il est, au dire de ceux qui le connaissent, très indulgent et de quelque bonhommie ; mais ayant à c&&&&&&&&œur d’imposer sa manière de voir, il n’eut pas l’habileté de se rendre aimable. Visage en coin, d’une pâleur de vieil ivoire ; sur le sommet du front fuyant, de rares cheveux hérissés battant en retraite ; mâchoires impérieuses parsemées d’une barbe pauvre ; bouche nette, sans lèvres ; nez mince, mais élargit aux narines, chevauché d’un pince-nez derrière lequel clignotent, au fond des orbites, de petits yeux noirâtres : c’est de volonté seule, et de volonté volontaire, que sont marqués ces traits. Nulle élégance de costume, redingote étriquée, cravate-plastron d’un jovial bleu-coiffeur ; nous sommes loin des complets-Larroumet.

M. Brunetière parle posément, sans hésitation ; sa voix forte, nuancée d’accent toulonnais, porte jusqu'au bout du grand amphithéâtre ; ses gestes sont comme explicatifs ; tantôt, la main tendue, il présente son argument ainsi qu’une pièce à conviction ; tantôt, les doigts élevés en forme de coupe, il semble porter un toast aux Idées. Puis il s’anime ; son mouchoir évolue de sa main gauche à sa main droite, éponge un instant son front, menace le public. Voici l’argument décisif, le point capital ; M. Brunetière est en pleine animation, il s’arcboute sur ses poings, le corps penché, la tete tendue ; il parait foncer sur les auditeurs, leur pousser, leur entrer de force sa conception littéraire dans l’intellect. Il parle, et ce style encombré de périodes, si pénible et si lourd à la lecture, devient d’une clarté merveilleuse, d’une précision oratoire qui surprend. Il décrit, à propos de Bossuet, le mouvement des idées au dix-septième siècle, et c’est un admirable dithyrambe en l’honneur des idées Générales, devant lesquelles il humilie « l’écriture », la forme illusoire et transitoire, le vain bruit des mots et le clinquant des images.

L’Idée, les idées, ce mot revient fréquemment dans la phrase de M. Brunetière. Il s’est créé une sorte de religion des idées, à laquelle il a dévoué sa vie, ses forces, son ambition. D’après lui, on se figure les idées ainsi que d’austères et sereines déesses dont le culte avait été profané ; au milieu du schisme et des hérésies, M. Brunetière est venu, frappant à tour de bras sur les idoles, renversant les petites chapelles sceptiques, et il a restauré enfin le sanctuaire des pures divinités.

On a maintes fois signalé les analogies qu’il offre avec Bossuet, son Bossuet : même enthousiasme d’apôtre, même respect de l’autorité, même destinée d’être méconnu, même intégrité, même détachement. Jamais il ne s’est compromis dans la polémique personnelle ; s’il fut brutal envers ses adversaires, du moins n’attaquait-il que leurs opinions, et rarement la manière dont il les présentait. De même les coups qu'on lui portait le laissaient indifférent; mais il ne pouvait souffrir que l'on prétendît rien contre les idées qu'il soutenait, parce qu'a son avis, elles étaient le fidèle commis des siècles, et, comme telles, au-dessus de la discussion. Le premier, il s'éleva contre la critique impressionniste [cf. Jules Lemaitre], celle qui ne prend pas, parti, et se contente de présenter les interprétations les plus opposées, la critique de Ponce-Pilate. Il l'estima malsaine, improbe, et capable d'entraver l'effort des artistes. Aujourd'hui, d'ailleurs, elle est démodée. Il lui opposa la critique des dogmatiques; il attacha de l’importance aux choses qu'il affirmait, non parce qu'il les affirmait, mais parce que, les ayant reconnues vraies objectivement, il devait les persuader telles aux gens.

Toujours au nom des Idées, il commença la campagne contre les naturalistes, et montra à l'idéalisme renaissant et au symbolisme une sorte de sympathie revêche. Il annonçait et préparait le renouveau classique et la venue du théâtre d'Idées. Dans la pédagogie, au moins, cette méthode eut d'excellents résultats; M. Brunetière réintégra le principe d'autorité dans l'enseignement. La méthode encore actuellement en vigueur à la Sorbonne est mesquine et dangereuse; férus du système allemand, les professeurs maintiennent les étudiants dans les cours fermés et les conférences où la minutie des discussions de textes et de biographie les empêche de se développer. Durant toute une année on dicte aux futurs éducateurs des titres d'ouvrages et des références, travail purement scientifique et spécial, d'ailleurs inutile. Les cours publics où les professeurs n'avaient pu réussir tendent à se transformer en conférences réservées. La Sorbonne, qui menait jadis le mouvement philosophique et littéraire, est devenue une succursale de boîte à bachot.

M. Brunetière s'efforça d'établir l'enseignement pour tous, le cours ouvert où les études fussent assez fortes pour que les étudiants n'eussent pas à souffrir dans leurs intérêts, assez larges néanmoins pour que les lettrés pussent y prendre part aisément; il désira que ce cours ne se restreignît pas aux seules matières d'un programme d'examen, mais qu'il traitât quelque question d'ensemble qui permît au professeur de comprendre une époque de la pensée, d'en dégager une idée générale vraie ou fausse, mais propre à susciter un mouvement contradictoire, une polémique active, et à entretenir par conséquent le gout des idées en France. Cette réforme, M. Brunetière était bien désigné pour l'accomplir ; il l'avait d'ailleurs indiquée et préparée par ses articles de la Revue des Deux-Mondes.

Servi par une mémoire fabuleuse, M. Brunetière utilisa la masse de ses lectures; de chacune il avait extrait l'essence, l'idée maîtresse, l'avait classée et reliée logiquement aux autres. Cette faculté de classement, de localisation, fait sa grande force, elle l'a conduit aux deux découvertes que l'on sait: l'application de la méthode scientifique à la littérature (théorie de l'évolution) et l'extension de l'histoire littéraire à l'histoire universelle. Il se fait entre les peuples un perpétuel échange de pensées; les diverses littératures se pénètrent, se complètent; grâce à cet échange, nos idées nationales nous reviennent augmentées et fortifiées par leurs passage dans les pays étrangers. Il est donc nécessaire que le critique et le professeur connaissent le mouvement littéraire dans tous les pays, à toutes ces époques.

A l'Ecole Normale où il professe avec succès depuis plusieurs années, M. Brunetière forme ses élèves suivant ces principes. Avant cette .année, l'enseignement public lui était interdit; en effet, M. Brunetière n'est pas docteur ès-lettres, n'est même pas licencié; c'est tout juste s'il est bachelier. La biographie de M. Brunetière tient en peu de mots: il a vécu dans une bibliothèque. Nous savons d'après le discours de M, d'Haussonville qu'il est arrivé à Paris avec 75 francs et une montre d'argent. A vingt-cinq ans, il portait son premier article à la Revue dont il est aujourd'hui le directeur. Il existe un Brunetière intime, un peu professeur quand même, mais très accueillant, se livrant volontiers, d'une amitié très sure et très solide.

Tel est M, Ferdinand Brunetière; il y a loin de ce portrait au magister et au « charmant causeur » que l'on a dit. Les " Chères Madames » se sont indignées de la « conduite de Charonne» faite à leur grand homme ; elles n'ont pas songé que la responsabilité leur en incombait. Après la bataille, il y eut, auprès de la chaire vide, un échange de colloques attristés, à voix basse, ainsi qu'au vestibule d'une maison mortuaire. M. Brunetière n'aurait pas approuvé cette attitude. Le boucan de la Mi-carême n'a pas altéré, sans doute, sa confiance en son auditoire.

Je l'évoque rassurant ses amis: « Encore bien même qu'une manifestation aussi peu spontanée doive m'inquiéter sur les dispositions de la jeunesse à mon endroit, il ne m'apparaît point toutefois qu'il faille outre mesure m'en émouvoir, puisque, eu égard à l'époque où elle s'est produite et mise en balance la grandeur de notre souci, elle n'a que la valeur d'un fait isolé qui, comme tous les faits de cette nature, ne saurait être considéré sérieusement dans la marche incessante des Idées, auxquelles, avant tout autre objet, nous sommes attachés. »


Pierre Weber



Sources biographiques

1890 : Les princes de la jeune critique, Georges Renard, Librairie de la Nouvelle Revue, 299 pages, (cf pages 61 à 130)
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1907 : Nécrologie dans La Revue des Deux Mondes de janvier 1907,Eugène Melchior de Vogüé, pages 5 à 18,
« Brunetière ! avait dit quelqu’un : on le trouvera un jour pendu devant un crucifix. De son propre aveu, il se tuait de travail pour ne pas sombrer dans l’abime du désespoir métaphysique »
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1912 : Brunetière et Besançon, Révérend père Pierre Fortin, Librairie Marion (Besançon), 236 pages [Un rien hagiographique]
xxxx : Connaissez-vous Brunetière?, Antoine Compagnon. Seuil, 284 pages


Bibliographie Nelson


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